Un jeu d’enfant !... Ou pas

Hier, j’ai rencontré une élève qui avait trouvé un truc génial : elle m’a expliqué qu’elle avait du mal à apprendre ses verbes irréguliers en anglais. En allant chercher de l’aide auprès de sa soeur (qui, elle, a déjà passé le bac), voilà ce qu’elle a obtenu : une blague. Sa soeur lui a proposé un jeu de mot sur l’un des verbes qu’elle avait du mal à retenir. Et devinez quoi... oui, ça a fonctionné ! Un jeu de mot (qui faisait encore rire mon élève alors qu’elle m’en parlait) a tout changé. Ces mots qui lui ont semblé si drôles sont restés gravés dans sa mémoire (et sûrement pour longtemps)

Et si je vous disais que cette anecdote, ce « jeu » de mots, c’est le sommet de l’iceberg d’un tas de mécanismes d’apprentissage ? Et c’est drôle quand on y pense, car, tout comme les orthophonistes ou les psychomotriciennes, en tant qu’orthopédagogue j’entends souvent « oh mais toi tu passes ton temps à jouer ! » ajoutez ou non un petit air de mépris, c’est cadeau.

Ni oui , ni non

D’un côté, c’est surtout faux - attention, on va casser quelques mythes dans cet article - et de l’autre, c’est plutôt vrai.

Mais la grande question, c’est Pourquoi ?

Maintenant que je vous ai bien embrouillé, démêlons tout ça : je vais vous expliquer :

  • Pourquoi jouer c’est très très important,
  • Comment on joue en orthopédagogie
  • « Quand est-ce qu’on jooouuue ? »

et qui sait, peut-être que ça vous donnera envie de jouer différemment !

A votre avis, pourquoi utilise-t-on le jeu ? Il y a selon moi 3 raisons principales, et toutes simples :

1. Que vous évoque le mot « jeu », si je vous dis « on va jouer à un jeu » ? Empiriquement : rares sont les personnes, enfants ou adultes, qui n’affichent pas un sourire immédiat en entendant ce mot. Jouer, c’est le plaisir d’enfance, l’innocence. C’est un mot qu’on associe souvent au fait de rire et de passer un bon moment ensemble... Ou, parfois, on sent se réveiller en nous la volonté de gagner, de battre les autres, de montrer qu’on est super fort.e !

Quoiqu’il en soit, 100% de mes élèves affichent au minimum un air curieux lorsque j’évoque le fait de jouer. Le plus souvent ça leur décroche un sourire. Même ceux qui étaient venus un peu à reculons ce jour-là se laissent tenter.

Frodo

Alors voilà : jouer, c’est une excellente manière d’accéder rapidement au plaisir ! C’est comme un réflexe, quelque chose de naturel. Après tout, le jeu, c’est dans nos gênes. Quel mammifère ne joue pas pour apprendre ? A ce titre, je vous invite à consulter l’ouvrage de Peter Gray, Free to Learn (Libre d’apprendre) qui dédie les chapitres 2 et 3 de son livre à cette idée que nous apprenons naturellement en jouant, et que l’école a défait ce mécanisme naturel. Le jeu permet de faire retomber le stress tout en éveillant la curiosité, de créer de l’envie là où il pouvait y avoir de la lassitude.

2. Un aspect un peu moins évident du jeu, mais très utilisé en orthopédagogie, c’est la découverte de soi. En jouant, motivés que l’on est par l’appat de la réussite, on se met à mobiliser des stratégies de toutes sortes, on réveille nos ressources et nos réflexes, on se remue les méninges... Bon ou mauvais joueur, on se révèle !

Mauvais perdant !

Les jeux - choisis avec soin par l’orthopédagogue - permettent de découvrir certains fonctionnements. Forcément, il y a ceux qui fonctionnent bien, et puis certains réflexes qui ne nous rendent pas vraiment service. Et ça amène un questionnement (encore une fois, l’orthopédagogue est là pour aider dans ce questionnement) : pourquoi est-ce que j’ai attrapé la bouteille verte alors que j’aurais du prendre le canapé bleu (il y a des fans de Bazar Bizarre parmi vous ?) ? Comment est-ce que je peux faire différemment ?

3. Une autre bonne raison d’utiliser le jeu, c’est que c’est un formidable terrain d’expérimentation. Dans le jeu, il est permis de sortir de la réalité, d’imaginer, d’être créatif, on incarne des héros et on part en quête de dragons, on est un espion, une reine, ou un homme préhistorique ! Cerise sur le gâteau : tout cela est possible sans prendre aucun risque !

Ce décalage (sécurisé) vis à vis de la réalité autorise (et encourage) à prendre un autre point de vue, et permet d’expérimenter, d’essayer, de se lancer, toujours motivés par la réussite. Et si j’essayais une stratégie différente ?

De simples jeux de memory permettent d’expérimenter beaucoup de techniques de mémorisation, avec surtout un retour immédiat sur l’efficacité de notre stratégie : on gagne, ou on perd.

L’orthopédagogue ne joue pas : il observe, il dialogue, il évalue, il remédie...

Docteur Lilo

Si vous entriez dans mon bureau en plein milieu de la séance avec Timéo, vous nous verriez tous les deux absorbés dans une partie de Gobblets Gobblers (un jeu de morpion amélioré, et bien plus stratégique !). Timéo, silencieux, les yeux rivés sur le plateau, en train d’essayer de se remémorer où il a mis cette pièce, pris par son envie de me battre car il a perdu deux fois d’affilée. Et moi, en train de préparer mon prochain coup, et ma prochaine question, en rapport avec les objectifs que Timéo et moi nous sommes donnés pour cette partie. J’observe, j’écoute, nous dialoguons de temps en temps. Bref, sous la surface du jeu se cache bien plus en orthopédagogie :

  • Des objectifs différents à différents moments de la prise en charge
  • La prise de conscience de certains mécanismes
  • D’une part pour l’orthopédagogue qui observe le jeu de son élève
  • D’autre part pour l’élève, pour qui le jeu permet de mettre en évidence des mécanismes et de s’observer
  • Une gradation de la difficulté en fonction de dont l’élève est capable, d’un défi donné
  • Une exploration dont résulte parfois un échec, mais qui ne prête pas à conséquence (et qui n’est donc pas traumatisant), et permet d’explorer jusqu’aux limites de l’élève
  • L’expérimentation d’une nouvelle stratégie proposée (ou imposée)
  • La recherche d’une stratégie efficace
  • Le choix d’une stratégie différente
  • La découverte de ce que l’on peut faire après un échec
  • La validation que « oui, tu peux le faire » pour débloquer la suite du parcours et booster la motivation
  • La démonstration que « non, ça ne marche pas ! » pour aiguiser la conscience de l’élève

Cette énumération (non-exhaustive) met en évidence deux rôles bien distincts dans le jeu : celui de l’élève qui expérimente, et de l’orthopédagogue qui le guide, tout en observant et en analysant.

Surtout, le jeu ne va jamais sans un enseignement explicite. En tant qu’orthopédagogue, mon objectif est que l’élève se saisisse de ses représentations, de ses outils, pour les utiliser consciemment. Pour y arriver, il faut qu’il sache « à quoi on joue », l’objectif et l’outil sont rendus clairs. C’est comme si je vous demandais de lire cet article le plus vite possible. OK, si c’était votre seule consigne, elle n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Maintenant, si nous y ajoutions : « ...pour trouver tous les adjectifs ». Ca change la donne. Votre attention est orientée différemment en fonction de cet objectif. Vous allez aller chercher en mémoire votre définition de ce qu’est un adjectif, peut-être utiliser une « petite voix » dans votre tête pour vous guider dans la lecture, éventuellement un crayon et un papier pour ne pas avoir à tenir le compte en tête... Bref, l’objectif est clair, vous avez les outils, vous pouvez vous entraîner en fonction.

le sommet de l'iceberg

Vous l’avez compris, l’orthopédagogue ne se limite pas aux seules consignes du jeu. L’objectif n’est pas uniquement celui de gagner. Tout le savoir-faire de l’orthopédagogue, lorsqu’il utilise un jeu, est de savoir adapter les consignes. Entre « jouer en famille » et « jouer en orthopédagogie », une dimension entière s’ajoute : celle de la métacognition. C’est ce que l’on va explorer grâce au dialogue, qui permet à l’élève d’accéder à son monde intérieur (celui qu’il ignore souvent car il est un peu trop occupé à jouer à Roblox, ou à se répéter « je-ne-sais-pas-je-n’y-arriverai-jamais-de-toute-manière-je-suis-trop-nul-et-puis-c’est-tout »). Et ce dialogue qui décortique la métacognition, il ne s’applique pas que sur le jeu...

« Quand est-ce qu’on mange joue ? »

répartition des jeux

N’importe qui peut jouer. Vous, moi, tout seul, à deux, à 20... Vous l’avez compris, si l’orthopédagogie consistait à « jouer » avec les élèves, mon métier serait un peu facile. En orthopédagogie, on donne une certaine profondeur au jeu, on s’en sert comme d’un super-outil à plein de facettes, un peu comme un couteau suisse très brillant qu’on aurait envie d’utiliser tout le temps.

Mais pour être parfaitement honnête avec vous, au-delà de ma conviction personnelle quant aux bienfaits du minimalisme, je ne crois pas qu’il faille multiplier les jeux à tout prix pour accompagner un élève efficacement. Non, car pour moi, ce serait comme d’avoir une caisse à outils qui déborde, 5 marteaux différents et autant de niveaux à bulle... On s’y perd, et on reste en surface. Donc voilà : je préfère faire beaucoup avec peu de jeux, et j’optimise également le temps de jeux. Ca, ça veut dire que je m’efforce surtout de bien cibler l’objectif à travailler, le moment et le jeu lui-même, pour que ce temps soit vraiment efficace. Après tout, on n’a souvent qu’une heure par semaine avec nos élèves, donc être efficace, c’est important !

Très concrètement, jouer représente rarement plus d’un tiers de ma séance. Le reste, ce sont d’autres activités, parfois très proches de tâches scolaires, ce sont des découvertes et des explications sur les fonctionnements de l’élève, des temps où l’on met en pratique... Ce qui est bien avec les jeux, c’est que vous pouvez aussi les faire à la maison, et ainsi continuer à entraîner les compétences travaillées en séance !

Au coeur de mon métier d’orthopédagogue, il y a la compréhension fine des mécanismes d’apprentissage de l’élève, pour lui permettre de dépasser les obstacles (un jeu d’enfant !... ou pas ^^). Pour ce faire, les jeux ne sont qu’un outil parmi bien d’autres !